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La gratuité, casse-tête du régulateur face aux GAFAM

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Françoise Passerard (Paris School of Business), Clarence Bluntz (Université Paris-Dauphine), Julien Pillot (Inseec School of Business & Economics) et Thibault Lieurade, chef de rubrique Économie + Entreprises, étaient les invités de l’émission « 7 milliards de voisins » consacrée à la gratuité sur RFI le jeudi 19 septembre, en partenariat avec The Conversation France.


Si les « modèles du gratuit » n’ont rien de nouveau, l’économie numérique leur a donné une ampleur inédite. Du réseau professionnel LinkedIn aux applications de rencontres en passant par les jeux vidéo, les acteurs du numérique déploient une panoplie de stratégies dans lequel l’utilisateur accède librement à un service partiel selon une logique freemium. Dans certains cas, l’utilisateur n’est même jamais mis à contribution, une « tierce activité » (comme le licensing) ou un « tiers financement » (comme la publicité) assurant les revenus de l’éditeur du service.

D’aucuns pourraient alors s’étonner que la gratuité – si répandue dans le numérique – puisse devenir un problème qui pousse des plus en plus d’autorités de concurrence à ouvrir des enquêtes contre les géants du numérique, GAFAM (Google, Amazon, Apple, Facebook et Microsoft) en tête, y compris aux États-Unis dont ils sont originaires. Car, in fine, comment un service gratuit en apparence pourrait-il nuire aux consommateurs et, au-delà, à l’intérêt général ?

Concentration naturelle

Déjà, certaines pratiques de marché basées sur l’exploitation des données personnelles interrogent. Le scandale Cambridge Analytica par exemple, qui a révélé en 2018 l’utilisation frauduleuse de données Facebook à des fins d’influence politique, a placé le projecteur sur le commerce, et l’exploitation dissimulée, pouvant être fait des données personnelles. Et les suspicions autour des pratiques de Google, soupçonné de contourner le Règlement général sur la protection des données (RGPD) en Europe, rappellent que les mesures légales de protection restent globalement inopérantes.

« Affaire Cambridge Analytica : pourquoi c’est grave pour Facebook et ses utilisateurs » (vidéo lemonde.fr, 2018).

Au-delà, c’est bien la concentration que l’on observe sur les marchés numériques autour de quelques leaders qui interroge. Or, une telle concentration est la résultante naturelle de ces services dont le succès repose sur d’importantes économies d’échelle et de puissants effets de réseau (lorsque la valeur d’usage d’un service numérique augmente avec le nombre d’utilisateurs).

Ces deux facteurs entraînent rapidement un troisième effet : le single-homing, qui « enferme » le consommateur dans l’utilisation exclusive d’un seul service. Quand une offre numérique atteint un certain niveau de performance, les utilisateurs – offreurs comme demandeurs – n’ont en effet que peu d’intérêt à se tourner vers une offre concurrente, quand elle existe ! Cette tendance pourrait se résumer en une simple question, déclinable à la quasi-totalité des marchés numériques : pourquoi ferais-je appel à un autre service que celui proposé par le leader si la performance du service repose précisément sur le nombre d’utilisateurs ? À titre d’exemple, que vous soyez voyageur ou bien chauffeur, choisir une application de VTC concurrente à Uber réduira votre utilité partout où Uber est dominant : en moyenne, vous aurez moins de courses ou vous devrez patienter plus longtemps avant d’effectuer un trajet.

Concurrence illusoire

Dans ce jeu de conquête des espaces numériques, nul autre acteur que les GAFAM et les BATX (leurs pendants chinois) ne se sont illustrés avec autant de brio. Et la gratuité des services offerts y a indubitablement contribué : c’est elle qui a permis d’attirer un nombre conséquent d’utilisateurs jusqu’à créer les conditions d’un (quasi) monopole naturel.

Sauf disruption technologique, il est aujourd’hui illusoire de vouloir venir concurrence Google, Facebook ou Amazon (pour ne citer qu’eux). Le ticket d’entrée serait colossal et le retard en matière d’exploitation de données qualifiées abyssal. Les cas de Bing, aux parts de marché « confidentielles », mais également des Windows phone, désormais enterrés, en attestent : il ne suffit pas de disposer de moyens financiers et de capacités techniques pour entrer sur ces marchés. Les effets de réseaux, les routines des usagers, et les choix commerciaux des complémenteurs (notamment les développeurs d’applications), sont autant de barrières à l’entrée particulièrement hermétiques.

La fin du Windows Phone souligne que la réussite n’est pas qu’une question de moyens financiers.
Pete/Flickr, CC BY

En résumé, la gratuité est à la base de l’acquisition d’audience qui, à son tour, va générer des effets d’entraînement jusqu’à créer des quasi-monopoles sur tous les marchés dits « multi-faces », c’est-à-dire qui organisent la rencontre entre plusieurs catégories d’acteurs. Pour les autorités de la concurrence, qui cherchent à déterminer un éventuel abus de position dominante, toute la difficulté réside dans le fait que tous les monopoles ne sont pas à combattre, puisque certains se constituent par le seul mérite ou sont naturellement les structures de marché les plus efficaces. Rapportée au GAFAM, la question est d’autant plus complexe que leurs stratégies ont sur la concurrence des effets ambivalents.

Dans un sens, les géants du numérique construisent une offre performante et offrent à de nombreux acteurs complémentaires l’accès à un marché colossal. Le jeu Angry Birds de l’éditeur Rovio n’aurait pu connaître pareil succès sans la visibilité planétaire que lui ont conféré les magasins d’applications d’Android (Play Store) et d’Apple (App Store), ni le support technique des terminaux et systèmes d’exploitation mobiles.

Stratégies d’éviction

Mais inversement, ces mêmes géants ont une stratégie expansionniste (avant de devenir des empires commerciaux, Alphabet a commencé avec un moteur de recherche ; Amazon par une bibliothèque en ligne) qui peut se traduire par des stratégies d’éviction des « tiers financeurs ». Ces dernières peuvent prendre la forme de hausses de prix unilatérales parfois difficiles à supporter, à l’image du service de cartographie de Google qui a été multiplié par 14 pour les entreprises mi-2018. Ces géants peuvent même choisir de se placer en concurrence frontale avec ces tiers financeurs pour les évincer. Quand, par exemple, Amazon décide de faire du sourcing pour vendre en propre des produits jadis uniquement proposés sur sa marketplace, la plate-forme de Jeff Bezos montre clairement la sortie aux vendeurs indépendants qui proposent lesdits produits. Ils peuvent certes continuer de les proposer sur la marketplace, mais il est illusoire qu’ils parviennent à être compétitifs face à Amazon.




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Dans le même temps, les géants du numérique se montrent particulièrement actifs sur le front des acquisitions. Les détracteurs de telles opérations y voient le moyen d’accaparer très tôt des innovations susceptibles de les concurrencer à terme. Mais il est cependant possible de leur opposer deux arguments : d’abord, se faire racheter par l’un des GAFAM est très souvent l’objectif stratégique, même des start-up du numérique ; et puis Instagram serait-il devenu Instagram sans le support technologique et commercial de Facebook ? Un véritable casse-tête…

Finalement, ce ne sont pas tant les pratiques commerciales ou les stratégies tarifaires qui ont changé avec le numérique, mais bien la rapidité avec laquelle des (quasi) monopoles peu contestables sont apparus, bénéficiant pleinement du numérique pour étendre leur pouvoir de marché sur une base à la fois sectorielle et géographique. Or, comment réguler des firmes dont les frontières technologiques et activités évoluent constamment et dont lesdites activités, nativement mondialisées, ne peuvent être circonscrites à un territoire donné ? Est-il possible de les sanctionner, voire de les démanteler, au prétexte qu’elles auraient annihilés toute forme de concurrence ? Ce serait méconnaître la concurrence féroce que ces géants – et les BATX – se livrent eux-mêmes sur des marchés aussi divers que le cloud, la publicité en ligne, le streaming, ou encore la smart city et le véhicule autonome.

Et le consommateur dans tout ça ?

Cette régulation est d’autant plus compliquée qu’il faut aussi inclure le consommateur dans l’équation, puisque la préservation de ses intérêts fait partie intégrante de la mission assignée aux autorités de concurrence. Sur ce terrain, un reproche peut principalement être émis à l’endroit de la domination qu’exercent les GAFAM : la gratuité de façade, contre l’exploitation des données personnelles. Or, ni la multiplication des campagnes de sensibilisation, ni la mise en place de mécanismes aussi visibles que le RGPD n’ont, pour l’heure, eu la moindre incidence sur le choix des consommateurs. Facebook a bien subi quelques pertes suite au scandale Cambridge Analytica, mais reste ultra dominant. Qwant reste dans l’ombre du géant Google, et les objets connectés, parfois très intrusifs, continuent de s’écouler par millions. Est-ce à dire que le consommateur privilégie la performance brute du service au respect de sa vie privée ?

À force d’extension et de connaissance des clients (via l’exploitation des données), les GAFAM sont parvenus à construire des offres groupées performantes – telles que la suite servicielle de Google ou l’offre Amazon Prime – et plébiscitées par les consommateurs. Condamner ou réguler les GAFAM de façon trop hâtive, voire arbitraire, serait aussi courir le risque de renoncer à des services dont l’efficience repose sur leur adjonction au sein d’un même univers de marque. Et leur apparente gratuité.

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Julien Pillot, Enseignant-Chercheur en Economie et Stratégie (Inseec U.) / Pr. et Chercheur associé (U. Paris Saclay), INSEEC School of Business & Economics

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

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